Les NFT : un vide juridique masquant un vide tout-court ?
Rapport de la mission sur les NFT – Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique
Très à la mode depuis quelques années, les NFT (non-fungible tokens, ou jetons non-fongibles) peinent à être bien appréhendés par le grand public. Souvent liés au monde de l’art ou des jeux-vidéos, leur champ d’application est en réalité bien plus large, ce qui n’aide pas à leur compréhension.
Le NFT est-il, comme beaucoup semblent le croire, le futur du Web (le fameux Web 3.0) ?
Numéricité vous propose quelques éléments de réponse, en décryptant pour vous le rapport de mission du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique sur les jetons non-fongibles (NFT), publié en juillet dernier.
1. La qualification juridique d’un NFT
Les caractéristiques d’un NFT
Un NFT est un jeton non fongible, constitué par une signature numérique sur un jeton associé à un smart contract (contrat intelligent) sur une blockchain (chaîne de blocs). Ce jeton renvoie à un objet physique ou virtuel spécifique, et il est généralement admis que celui qui le détient dans son portefeuille virtuel possède ce à quoi il renvoie.
Le NFT se caractérise par plusieurs traits : les fonctions du smart contract sont immuables, mais leurs paramètres sont modifiables en permanence en échange de frais dits de frais de gaz. Ces smart contracts s’exécutent automatiquement dès que les conditions sont remplies.
💡 Impossible de comprendre ce qu’est un NFT sans comprendre certaines notions auxquelles il se réfère.
Blockchain : une chaîne de blocs est une sorte de base de données qui a la particularité d’être entièrement décentralisée. Contrairement à un système de stockage centralisé (pour lequel les données sont toutes stockées sur un/des serveur(s) unique(s) et qui est administré par une personne physique ou morale déterminée), c’est un registre qui permet à tous ses utilisateurs d’y lire et écrire des données (favorisant ainsi sa transparence) sans passer par un intermédiaire, et en leur interdisant par des procédés cryptographiques toute modification ou suppression.
Smart contract : équivalent, sur une blockchain, d’un contrat juridique tel qu’on peut l’imaginer dans le monde réel. C’est tout simplement un contrat sous forme de programme informatique, enregistré sur une blockchain, et qui se réalise automatiquement dès qu’une certaine condition (l’objet du contrat) est rempli. Dans ce cas, l’actif sous-jacent (une somme en crypto-monnaie par exemple, le prix du contrat) est alors transféré à l’une des parties.
Frais de gaz : écrire une transaction (une opération) sur une blockchain nécessite des ressources (en énergie, en puissance de calcul…). Toute transaction sur une plateforme de NFT générera donc des frais de gaz, une sorte de taxe ou de commission que l’auteur de la transaction paye à la plateforme afin de compenser le coût de l’opération.
Une définition juridique ?
Un NFT peut être défini comme un actif numérique, c’est-à-dire “tout bien incorporel représentant, sous forme numérique, un ou plusieurs droits pouvant être émis, inscrits, conservés ou transférés au moyen d’un dispositif d’enregistrement électronique partagé permettant d’identifier, directement ou indirectement, le propriétaire dudit bien” selon l’article L552-2 du Code monétaire et financier.
Une œuvre de l’esprit ? Malgré l’incertitude entourant la qualification juridique d’un NFT, il s’agit donc de la représentation d’un droit : ce n’est donc pas une œuvre de l’esprit en soi. Ce pourrait être le support d’une telle œuvre. Pour autant, on ne saurait le considérer comme un certificat d’authenticité à part entière : le NFT garantit effectivement l’intégrité de l’œuvre à laquelle il se rattache, mais n’assure pas de manière certaine qu’il s’agit d’un original et non d’une contrefaçon… Posséder un NFT n’est donc certainement pas une garantie.
Un contrat ? Le Code civil définit le contrat comme un accord de volontés entre deux ou plusieurs personnes destiné à créer, modifier, transmettre ou éteindre des obligations (article 1101). Le NFT entre-t-il dans ce cadre ?
Si le NFT est émis hors d’une plateforme, et donc non-couvert par ses conditions générales, alors le smart contract pourrait être assimilé à un contrat d’adhésion entre le propriétaire du NFT et l’acheteur. Il faut néanmoins souligner que le rapport parlementaire d’information sur la blockchain éloigne cette acception puisque le smart contract n’est qu’un court programme informatique, difficilement comparable à un véritable contrat juridique (en général, un smart contract s’adosse à un contrat classique).
Si le NFT accompagne une vente sur une plateforme (et donc, couvert par ses conditions générales), alors le smart contract est un accessoire au principal : il constitue le mode d’exécution du contrat de vente.
Si le NFT est accompagné de conditions particulières qui viennent au surplus des conditions générales d’une plateforme, alors l’ensemble forme un contrat.
Les règles du droit commun des contrats s’appliquent : par exemple, le défaut d’information de l’article 1112-1 du Code civil entraîne la nullité du contrat, si l’information en question est déterminante du consentement. Or, l’acquéreur d’un NFT pourrait se prévaloir de la nullité de ce contrat s’il n’a pas pu décoder le smart contract.
Un instrument de gestion des droits ? Par essence, le NFT se rattache à une oeuvre numérique. On pourrait donc vouloir l’envisager comme une nouvelle forme d’outil de protection de droits, une sorte de DRM (Digital Rights Management)…
Un titre de droits ? Un NFT est un bien meuble incorporel qui correspond à un titre de propriété sur le jeton inscrit dans la blockchain.
En somme, un NFT reste aujourd’hui un objet juridique non identifié. Le rapport propose d’adopter une définition souple, sui generis, du NFT : un titre de droits sur un jeton et un fichier dont l’objet, la nature et l’étendue varie en fonction de la volonté de son émetteur à travers un smart contract.
2. Les opportunités des NFT en matière culturelle
L’utilisation des NFT pourrait permettre de renouveler l’offre culturelle par l’innovation, et ce en atteignant de nouveaux publics tout en protégeant la diversité artistique et la rémunération des créateurs. En effet, les NFT facilitent le versement de royalties aux auteurs grâce à l’automaticité induite par les smart contracts.
De nombreux domaines peuvent bénéficier de cet outil :
l’art numérique et le crypto-art, mais aussi les arts visuels traditionnels à travers des copies numériques ou des oeuvres temporaires (exemple du street art de Pascal Boyart vendu en pièces détachées par NFT alors que l’œuvre physique était vouée à disparaitre)
le patrimoine : des NFT ont déjà été échangés pour permettre le financement de la restauration et la conservation d’une œuvre.
la musique : les NFT créent un lien direct entre l’artiste et ses fans, en plus de créer une nouvelle modalité d’engagement en échange d’expériences privilégiées (accès en avant-première…). La plateforme Pianity propose déjà ce genre de contenu. Pour autant, la vente de NFT dans ce domaine ne permet pas la cession des droits du fichier audio associé au NFT.
l’univers du cinéma et de l’audiovisuel : la vente de NFT pourrait contribuer au financement de l’œuvre.
les jeux vidéos à travers la vente d’objets virtuels (comme les vêtements virtuels, armes…).
le sport : par exemple, la plateforme Sorare permet de collectionner des cartes de sportifs sous forme de NFT et offre la possibilité de les vendre, les échanger, ou les acheter.
les marques de luxe / mode l’utilisent afin d’éviter la contrefaçon, en attachant un “certificat NFT” à des articles.
le metavers…
Dans ses nombreuses utilisations, le NFT reste soit le double digital d’un actif physique, soit un objet social et immatériel à part entière.
3. Des problématiques juridiques et socio-économiques
Le titulaire du droit de produire un NFT sur un objet.
Lorsque l’auteur d’une œuvre, propriétaire de celle-ci, décide d’y associer des NFT, cela ne pose aucun problème en termes de droits. Néanmoins, ce n’est pas le cas lorsque ce même auteur a antérieurement cédé tout ou partie des droits sur cette oeuvre… Les NFT ouvrent un nouveau contentieux dont les aboutissants ne sont pas certains.
L’émission d’un NFT est soumis au respect du droit de la propriété intellectuelle. La copie numérique de l’oeuvre à laquelle il se rattache est possible, car elle entre dans le cadre d’une copie privée (autorisée par les droits de propriété intellectuelle). En revanche, sa diffusion reste protégée par ce droit.
Dans la majorité des cas, le premier acheteur d’un NFT (et les suivants) ne détient aucun droit patrimonial sur le fichier numérique associé au NFT. Il est propriétaire du jeton, mais pas du fichier, sauf si les conditions particulières du smart contract le prévoient. Ainsi, l’exploitation du contenu associé au NFT n’est possible que pour un usage privé, et toute diffusion ou utilisation commerciale est exclue.
Une problématique environnementale.
Outre un cadre juridique encore trop peu défini (voir 1.), il convient de constater que le développement des NFT s’accompagne de problématiques diverses, auquel le législateur devra rapidement répondre pour éviter un véritable chaos.
Nous l’avons vu, les NFT ne sont finalement rien d’autres que des jetons sur une chaîne de blocs. Or, il est admis que ces chaînes de blocs sont de véritables gouffres en matière énergétique : en 2020, le minage de Bitcoin a été à l’origine d’une consommation électrique estimée entre 100 et 300% de la consommation du Danemark. Au vu des récents développements relatifs à l’énergie en Europe et à la nécessaire transition écologique, faut-il accepter le développement de technologies aussi énergivores ? La question devra être résolue, bien qu’il faille constater que des efforts sont mis en place pour rendre les blockchains plus durables. Ethereum, principale chaîne de blocs lorsqu’il s’agit de NFT et de smart contracts, a récemment changé de paradigme en adoptant la “proof of stake”, réduisant ainsi sa consommation énergétique de 99,95%.
L’application du droit de la consommation.
Une problématique plus juridique concerne la protection du consommateur de NFT, si tant est qu’il puisse être considéré comme un consommateur au regard du droit. Le risque de fraudes et d’escroquerie est très élevé (pour la seule période de juillet 2021 à juillet 2022, on estime que près de 100 millions de dollars de NFT ont été volés), et le caractère spéculatif de la matière la rend encore plus complexe à appréhender. Peut-on considérer l’achat d’un NFT sur une plateforme dédiée comme relevant d’un rapport entre un consommateur et un professionnel ? La plupart des acheteurs de NFT agissent en effet comme des investisseurs, avec un objectif de revente et de plus-value, sur la base d’opérations régulières. Cela n’a pas empêché la Cour d’appel de Montpellier de considérer, le 21 octobre 2021, que la somme des gains réalisés n’est pas un élément déterminant pour la qualification de consommateur d’un utilisateur d’une plateforme de NFT. En revanche, le fait qu’il s’agisse de la gestion d’un patrimoine privé peut parfaitement être pris en compte par le juge du fond, seul compétent pour apprécier cette qualification.
4. Une politique publique de déploiement des NFT respectueuse des droits de propriété intellectuelle
Comme beaucoup de nouveautés technologiques, les NFT font partie des innovations qui ont inondé les débats avant que le droit ne puisse sérieusement les appréhender. Il appartient désormais aux décideurs publics de développer des politiques cohérentes autour de cette technologie, qui doivent poursuivre plusieurs objectifs :
Garantir une certaine sécurité juridique quant à la qualification accordée aux NFT (et les conséquences qui en découlent en matière fiscale, de droit de la consommation, de propriété intellectuelle…), pour permettre l’essor de ce nouveau marché ;
Soutenir le développement d’initiatives innovantes utilisant les NFT, notamment en matière culturelle, à travers un effort de pédagogie sur le sujet et une surveillance de leur impact environnemental ;
Engager les établissements publics culturels dans le marché des NFT;
Inscrire les politiques publiques relatives aux NFT dans une stratégie plus long terme de développement du Web3.
Conclusion
Comme souvent, le droit se fait surprendre par une technologie (trop ?) innovante : à l’heure actuelle, la qualification juridique des NFT demeure floue. C’est pourtant de cette qualification que découleront leur régime et les règles qui s’y appliqueront, ce qui en fait une question essentielle. Au vu de la difficulté à les faire entrer dans une catégorie existante, il conviendra que le législateur s’empare du sujet pour en proposer une définition nouvelle, créant ainsi un nouvel objet juridique à part entière.
Dans le même temps, à charge pour les décideurs de travailler à la mise en œuvre de politiques publiques adéquates qui permettront d’émuler le marché, et de créer une stratégie globale de développement du Web3 en France.